Le rapport de l'ancien président du Conseil italien Mario DRAGHI relatif à l'avenir de la compétitivité européenne a été dévoilé hier. Le rapport se compose de deux parties, disponibles en anglais uniquement. La première tient en 69 pages et lève le voile sur une nouvelle "stratégie de compétitivité pour l'Europe". Il s'agit de la vision politique de l'ancien président de la Banque centrale européenne (BCE) pour préserver et améliorer la compétitivité en Europe. La seconde partie, 328 pages plus techniques, propose une analyse "en profondeur" et une série de recommandations, secteur par secteur. Pour l'heure, nous nous concentrons sur la "partie A" du rapport et reviendrons ultérieurement sur la seconde partie.
Dans son rapport, M. DRAGHI s'inquiète du recul de la croissance en Europe, et note que "l'UE entre dans la première période de son Histoire récente où la croissance ne sera pas soutenue par l'augmentation de la population". Il détaille : "D'ici à 2040, la population active devrait diminuer de près de 2 millions de travailleurs par an. Nous devrons nous appuyer davantage sur la productivité pour stimuler la croissance. Si l'UE devait maintenir son taux de croissance moyen de la productivité depuis 2015, cela ne suffirait qu'à maintenir le PIB constant jusqu'en 2050, alors que l'UE est confrontée à une série de nouveaux besoins d'investissement qui devront être financés par une augmentation de la croissance."
Dès lors, M. DRAGHI met en avant trois domaines prioritaires en vue de "remettre sur les rails" la croissance en Europe.
Il s'agit tout d'abord, pour l'Europe, de "profondément recentrer ses efforts collectifs sur la réduction de l'écart d'innovation avec les Etats-Unis et la Chine, en particulier dans les technologies de pointe".
Il convient ensuite de faire davantage pour que la "décarbonation" et la "compétitivité" avancent main dans la main. Durant une conférence de presse organisée à la Commission européenne hier à la mi-journée, M. DRAGHI a expliqué que "la décarbonation doit être une source de croissance", et que "si toutes nos politiques sont alignées sur nos objectifs climatiques, alors la décarbonation sera un potentiel de croissance". Au contraire, "si l'on arrive pas à coordonner nos actions, il y a un risque que la décarbonation ne sape la croissance".
Enfin, M. DRAGHI souhaite vivement que l'Europe accroisse son action en matière de sécurité et de réduction de ses dépendances. "La situation géopolitique nous a poussés à en faire plus pour garantir notre indépendance économique", a constaté M. DRAGHI, qui appelle maintenant, entre autres, à la mise en euvre d'une "politique étrangère renforcée", à davantage d'"investissements directs" et au lancement d'une réflexion sur les manières de "faire en sorte d'avoir des chaînes d'approvisionnement solides pour les technologies clefs". Il appelle aussi de ses veux le renforcement de la défense européenne.
Il rappelle en effet que "la paix est l'objectif premier de l'Europe" et que "les menaces à la sécurité physique augmentent". Il regrette que "l'industrie de la défense [soit] trop fragmentée, ce qui entrave sa capacité à produire à grande échelle", et note qu'elle "souffre d'un manque de normalisation et d'interopérabilité des équipements, ce qui affaiblit la capacité de l'Europe à agir en tant que puissance cohésive". Dès lors, il appelle à consolider cette industrie de la défense pour permettre à l'Europe de se repenser et d'assurer sa compétitivité dans ce domaine.
Il tente également de comprendre les "points de blocage" qui existent actuellement dans l'UE et qui empêchent à cette dernière de développer tout son potentiel en matière de compétitivité. Il cite notamment "la fragmentation du marché unique", la "dilution des ressources communes" ou des règles de prises de décision qu'il juge un tantinet obsolètes. Or cette situation de croissance en berne n'est pas tenable face à des pays aux appétits toujours plus voraces, comme les Etats-Unis (qui se sont dotés d'un "Inflation reduction act" (IRA) qui dope leurs performances) ou la Chine (qui, aux yeux des Européens, n'a de cesse d'enfreindre les règles élémentaires de la concurrence mondiale).
Pour l'UE, le risque de "décrochage" est énorme, et ce d'autant plus que, selon M. DRAGHI, les 27 Etats membres de l'UE ne coopèrent pas assez. "Il est évident que l'Europe n'est pas à la hauteur de ce qu'elle pourrait réaliser si elle agissait en tant que communauté", explique ce pro-européen convaincu. Pire, à l'en croire, l'Europe "manque de concentration". "Elle formule des objectifs communs, mais ne fixe pas de priorités claires pour les remplir, et n'assure pas de suivi avec des actions politiques conjointes", pointe-t-il notamment du doigt.
Face à ce qu'il considère être de la "procrastination", l'ancien chef du gouvernement italien appelle donc l'UE à se reprendre en main, dans tous les domaines. Et à jouer autant que possible la carte de la "coordination". Ainsi, ses propositions ont autant trait à l'avenir du secteur de la défense qu'à celui de l'énergie, du numérique ou du transport. Tous doivent être "décarbonnés", insiste l'ex-président du Conseil italien. Le défi principal pour l'UE est de s'assurer que ce virage vert aille de pair avec davantage de croissance.
De manière générale, M. DRAGHI estime que l'UE ne devrait pas hésiter à émettre de nouvelles dettes communes (comme elle a commencé à le faire pour répondre à la crise du Covid-19), cette fois en vue d'ouvrir la voie à des investissements, plus massifs, pour soutenir l'industrie et la défense en Europe. C'est un point central du rapport, qui pourrait donner lieu à de fortes frictions entre les Etats membres.
M. DRAGHI souligne également que l'UE, en tant qu'entité politique, aurait besoin de se repenser. Il pointe du doigt la charge réglementaire qui pèse sur les entreprises et enjoint l'UE à freiner sa production législative, beaucoup plus abondante qu'outre-Atlantique.
Durant les prochains mois, le spécialiste compte retrouver ses anciens homologues au sein du Conseil européen pour faire part aux 27 chefs d'Etat et de gouvernement de ses enseignements. En conférence de presse, il s'est voulu rassurant : "On ne part pas de zéro. J'ai bon espoir de voir les mesures préconisées dans ce rapport devenir réalité, car on a des systèmes de santé et des systèmes sociaux qui fonctionnent bien, et un vivier de talents pour rattraper les Etats-Unis en termes d'innovation". Cependant, dans son rapport, le ton est plus grave : "Notre confiance en notre capacité à aller de l'avant doit être forte. Jamais, dans le passé, l'échelle de nos pays n'a semblé aussi petite et inadéquate par rapport à l'ampleur des défis. (...) Les raisons d'une réponse unifiée n'ont jamais été aussi convaincantes, et c'est dans notre unité que nous trouverons la force de nous réformer", écrit-il notamment.
Pour l'heure, la présidente de la Commission européenne Ursula von der LEYEN a promis de s'inspirer des travaux du dirigeant italien pour définir ses priorités pour les cinq années à venir, elle qui restera à la tête de l'exécutif européen jusqu'en 2029 et qui planche actuellement sur la distribution des portefeuilles des commissaires qui composeront sa nouvelle équipe (cf. CE du 09/09/2024). De la décarbonation au renouveau de la défense européenne, du renforcement des investissements à la nécessité de garantir les fondements de l'"Europe sociale", les thèmes contenus dans le "rapport DRAGHI" se retrouveront, cela ne fait nul doute, dans les "lettres de mission" transmises par la présidente aux 26 candidats.
C'est d'ailleurs le deuxième rapport de ce genre réclamé par la présidente de la Commission européenne : en avril dernier, l'ancien président du Conseil italien Enrico LETTA s'était penché sur l'avenir du marché intérieur, allant jusqu'à réclamer une "cinquième liberté" pour la recherche et l'innovation, tout en estimant qu'il était nécessaire de revoir certains fondamentaux du marché unique (cf. CE du 22/04/2024). Les deux sujets sont liés : renforcer la compétitivité de l'UE va forcément de pair avec de nouvelles mesures visant à permettre au marché unique européen de déployer tout son potentiel.
En France, le Medef a estimé que les propositions de M. DRAGHI "s'inscrivent dans la nécessité de renouer avec la compétitivité pour assurer l'autonomie stratégique de l'Union et inverser le déclin des grandes économies européennes". Et d'ajouter : "Il nous faut une Europe avec plus de croissance car seul le développement économique nous permettra d'assurer le financement de notre modèle social, de continuer à créer de l'emploi et d'augmenter le pouvoir d'achat."
A l'échelon européen, le lobby du patronat, Business Europe, a aussi dit tout le bien qu'il pensait du "rapport DRAGHI". Son président Fredrik PERSSON estime en outre que "l'une des conclusions brutales et alarmantes du rapport est que l'UE est à la traîne par rapport à ses concurrents mondiaux, une réalité dont les entreprises européennes font quotidiennement l'expérience". Il ne cache pas que Business Europe soutient "pleinement l'appel à une discussion franche et urgente sur les mesures de rupture que l'UE doit adopter pour retrouver son avantage concurrentiel" et rappelle que le lobby "plaide depuis longtemps en faveur d'un redémarrage des politiques européennes à l'aube du prochain cycle institutionnel".