L’Institut Montaigne vient de publier une étude consacrée à l’islam en France, réalisée par M. Hakim EL KAROUI, gérant de Volentia, senior advisor chez Roland Berger Strategy, créateur du club XXIème siècle et des Young Mediterranean Leaders, ancien directeur de Rothschild et Cie, ancien collaborateur de MM. Thierry BRETON au ministère de l'Economie et des Finances et Jean-Pierre RAFFARIN à Matignon, sur la base d’une enquête "inédite" de l'Ifop (1029 personnes de confession ou de culture musulmane, dont 874 se déclarant musulmanes, extraites d'un échantillon de 15 459 métropolitains âgés de 15 ans et plus).
Ce portrait des musulmans de France décrit une réalité très contrastée. La première, à rebours de beaucoup d’idées reçues, est qu’il n’y a ni «communauté musulmane», ni «communautarisme musulman» unique et organisé. Il existe des Français de culture et de confession musulmane, dont le sentiment d’appartenance à la communauté musulmane est, d’abord et avant tout individuel : peu d’engagement associatif au nom de l’islam, des choix politiques aux élections très faiblement influencés par «l’islamité» réelle ou supposée d’un candidat, la faiblesse du sentiment de destinée collective, très peu d’écoles confessionnelles. Certains traits de comportements se dessinent nettement et peuvent néanmoins les distinguer du reste de la communauté nationale : ils apparaissent très nettement plus conservateurs que la population générale en ce qui concerne les relations entre les hommes et les femmes et trois marqueurs communs les rassemblent (la norme alimentaire halal, devenue une façon d’être au-monde islamique, une pratique religieuse très nettement supérieure au reste de la société et un soutien au port du voile, qui reste majoritaire malgré de forts clivages internes). Mais, leur portrait ne se limite pas à ces traits communs. Ce sont d’ailleurs les différences et les divergences qui dominent l’analyse.
Six catégories réunies en trois groupes
L’étude a sélectionné plusieurs variables permettant de définir le rapport au religieux, afin de construire une typologie déterminant les dimensions latentes, qui sous-tendent les rapports au religieux parmi les 1029 enquêtés. Cette typologie permet de distinguer six classes, ordonnées de la catégorie des individus les plus modérés aux individus les plus autoritaires, et racontant trois histoires différentes :
La première catégorie (18 % des effectifs) est celle des individus les plus éloignés de la religion. Ils sont favorables à la laïcité, ne formulent aucune revendication d'expression religieuse dans la vie quotidienne, qu'il s'agisse du monde du travail ou de l'école, ne souhaitent pas de nourriture halal à la cantine et sont très largement d’accord avec l’idée que la laïcité permet de pratiquer librement sa religion. La deuxième catégorie (28 % des effectifs) partage les mêmes valeurs. Les individus qui la composent sont d’accord avec l’interdiction de la polygamie et avec l’idée que la loi de la République passe avant la loi religieuse. Elle se distingue par un attachement plus fort à la consommation de nourriture halal et une partie de ses membres est favorable à l'expression religieuse au travail.
Ce premier groupe qui représente 46 % des musulmans de France suit un chemin qui va les mener progressivement vers la sécularisation ; ce qui ne signifie pas qu’ils vont abandonner la norme alimentaire halal ou que leur pratique religieuse va brutalement se réduire. Leur système de valeurs leur permettra de s’insérer dans une société française qu’ils contribuent à faire évoluer par leurs spécificités religieuses.
La troisième catégorie (13 % des effectifs) est plus ambivalente. Elle s'oppose au niqab et à la polygamie, mais elle conteste l'idée selon laquelle la laïcité permet de pratiquer librement sa religion. Sans être radicale, elle critique le modèle républicain, a minima dans ses modalités d'application. Une forte minorité de ces membres souhaite d’ailleurs pouvoir exprimer sa religion sur son lieu de travail. La quatrième catégorie (12 % des effectifs) se distingue de la troisième par une plus grande acceptation de la laïcité. En revanche, elle critique massivement l'interdiction de la polygamie en France, tout en condamnant absolument le niqab, rejeté par 95 % des membres de ce groupe. Cette catégorie réunit beaucoup de musulmans étrangers résidant en France.
Ce deuxième est plus composite et s’inscrit clairement dans une position intermédiaire. Fiers d’être musulmans, les individus qui le composent revendiquent la possibilité d’exprimer leur appartenance religieuse dans l’espace public. Très pieux (la charia a une grande importante pour eux, sans passer devant la loi de la République), ils sont souvent favorables à l’expression de la religion au travail, et ont très largement adopté la norme halal comme définition de «l’être musulman». Ils rejettent très clairement le niqab et la polygamie et acceptent la laïcité. Ces 25 % médians, qui présentent les caractéristiques du conservatisme religieux, sont l’enjeu de la bataille politique et idéologique qui a débuté.
La cinquième catégorie (13 % des effectifs) représente les individus qui présentent des traits autoritaires : 40 % de ses membres sont favorables au port du niqab, à la polygamie, contestent la laïcité et considèrent que la loi religieuse passe avant la loi de la République. Dans leur immense majorité, les membres de ce groupe ne considèrent pas que la foi appartienne à la sphère privée, ils sont d’ailleurs majoritairement favorables à l’expression de la religion au travail. La sixième catégorie (15 % des effectifs) se distingue de la cinquième en prônant une vision plus «dure» des pratiques religieuses. En revanche, elle valorise la foi comme un élément privé et non comme un élément public. Presque tous ses membres valorisent le port du niqab et près de 50 % contestent la laïcité tout en étant favorables à l’expression de la religion sur le lieu de travail.
Ce dernier groupe est le plus problématique. Il réunit des musulmans qui ont adopté un système de valeurs clairement opposé aux valeurs de la République. Majoritairement jeunes, peu qualifiés et peu insérés dans l’emploi, ils vivent dans les quartiers populaires périphériques des grandes agglomérations agglomérations à forte densité d’immigrés. Ils se définissent davantage par l’usage qu’ils font de l’islam pour signifier leur révolte que par leur conservatisme. Si certains considèrent que la laïcité leur permet de vivre librement leur religion ou considèrent que la foi est une affaire privée, on peut davantage y lire une attitude de retrait et de séparation vis-à-vis du reste de la société que la compréhension de ce que signifie la laïcité. 28 % des musulmans de France peuvent être regroupés dans ce groupe qui mélange à la fois des attitudes autoritaires et d’autres que l’on pourrait qualifier de «sécessionnistes». L’islam est un moyen pour eux de s’affirmer en marge de la société française.
En résumé, "la question sociale est la priorité des musulmans interrogés, bien avant les questions religieuses ou identitaires". Et "pour éviter de tomber dans le piège tendu par les extrémistes, le discours politique doit s'appuyer" notamment "sur la majorité silencieuse, insérée avec succès dans la société française", conclut le think tank libéral.
Pistes de recommandations
1. Réussir la création de la Fondation pour l’islam de France et de "l'Association musulmane pour un islam de France". Permettre le financement du culte (construction des lieux de culte, salariat des imams, formation théologique) par l’Association musulmane pour un islam français, qui centralisera le produit d’une redevance sur la consommation halal. Pour que l’islam français puisse se doter d’une ligne théologique compatible avec la société française et afin qu’il puisse rompre avec les discours diffusés par les Etats émetteurs d’idéologies rigoristes, il faut créer des instances - gérées par une nouvelle génération de musulmans - capables de produire et de diffuser des analyses religieuses, des idées et des valeurs qui s’inscrivent dans la modernité française.
2. Elire un grand imam de France afin de conduire le travail intellectuel et théologique destiné à poser les jalons d’un islam français compatible avec les valeurs républicaines. Cet imam d’une mosquée devra être de nationalité française, diplômé de théologie, parrainé par les présidents d’associations cultuelles. Il sera élu par le Conseil d’administration de l’association cultuelle adossée à la Fondation pour l’islam de France et, éventuellement, un collège élargi avec des personnalités qualifiées. Il pourra, en accord avec cette association cultuelle, révoquer les imams de France en cas de discours déviant ou de prises de positions contraires au vivre ensemble.
3. Etendre le concordat à l’islam en Alsace-Moselle afin d’assurer la formation des cadres religieux musulmans en France. L’actualisation du régime concordataire doit offrir la possibilité de créer une chaire de théologie musulmane à l’Université de Strasbourg, dont la mission consisterait à produire de la connaissance sur l’islam à destination des Français, ainsi qu’à élaborer un discours théologique compatible avec les attentes de la société et les exigences de la République. L’Alsace-Moselle pourrait également accueillir une école de formation des imams. En créant un diplôme français de théologie islamique, l’Etat répondrait à une forte attente des musulmans de France. Surtout il se donnerait les moyens, sur le temps long, de diffuser auprès des fidèles musulmans un discours adapté aux valeurs de notre société.
L’intégration de l’islam au régime concordataire implique, tout d’abord, de revenir sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Le coût d’une telle mesure s’établirait entre 5,5 et 6 millions d’euros, et se répartirait comme suit : au regard de la population musulmane et du nombre de mosquées en Alsace-Moselle, il faudrait procéder à la rémunération d’une soixantaine de fonctionnaires du culte, qui pourront assurer aussi bien la formation religieuse scolaire que le ministère du culte. Avec un salaire mensuel compris entre 1800 et 2000 euros, nous estimons que la création d’un corps de fonctionnaires du culte musulman s’élèverait à 2,5 millions d’euros par an environ ; la création d’une chaire de théologie islamique au sein de l’Université de Strasbourg, qui compterait dans un premier temps une petite dizaine de professeurs, est estimée entre 1 million et 1,5 million d’euros par an ; enfin, la prise en charge de la construction des édifices cultuels par la puissance publique, ainsi que leur entretien, coûterait environ 2 millions d’euros annuels, en intégrant à ce calcul la construction de nouvelles mosquées.
4. Enseigner l’arabe classique à l’école publique pour réduire l’attractivité des cours d’arabe dans les écoles coraniques et dans les mosquées.
5. Former les aumôniers et professionnaliser leur statut. L’administration recrute des aumôniers, assurant une «fonction» qui, par essence, relève du religieux et du spirituel ; aussi, l’Institut Montaigne recommande de créer un Institut français des aumôniers pour former culturellement et recruter des aumôniers
6. Faciliter la gestion de l’islam au quotidien. Equiper juridiquement les collectivités locales pour favoriser l’émergence d’un islam local intégré.
7. Nommer auprès du Premier ministre un secrétaire d’Etat chargé des affaires religieuses et à la laïcité. Il serait chargé de mettre en œuvre les recommandations présentées dans ce rapport, en sortant de la tutelle du ministère de l’Intérieur. Au-delà du rattachement du Bureau des cultes, il faudrait, en conséquence : créer une Direction internationale des affaires religieuses (DIAR), qui aurait pour mission de développer les relations entre l’Etat et les pays étrangers pourvoyeurs de personnel religieux ; créer un corps d’inspecteurs des affaires religieuses et à la laïcité ; rattacher le bureau des cultes d’Alsace-Moselle au SEARL ; conditionner l’octroi d’un visa aux imams étrangers au passage d’un test sur l’islam français (TIF), établi par le CFCM et administré par le secrétariat d’Etat -- un niveau avancé en langue française serait, en outre, exigé pour l’obtention dudit visa.
8. Développer la connaissance sur l’islam. Développer les statistiques religieuses fondées sur le volontariat. Rédiger un ouvrage scolaire d’histoire commun avec l’Italie, l’Espagne, le Maroc, l’Algérie et la Tunisie, afin de mettre en perspective historique les apports mutuels et les convergences religieuses et culturelles entre les deux rives de la Méditerranée.
9. Scénario optionnel - étudié mais non recommandé : actualiser la loi 1905 afin de prendre en compte les nouveaux cultes. Il s’agirait d’intégrer dans le domaine public les lieux de culte construits depuis 1905, à l’instar de ce qu’a fait le législateur en 1905, soit en encourageant le legs d’édifices cultuels, soit en rachetant au prix du marché des édifices cultuels mis à la vente. Cette seconde option consisterait, pour une partie des édifices cultuels, en un dénouement de baux emphytéotiques avant leur terme. La résiliation judiciaire des baux doit cependant donner lieu à une indemnisation en conséquence de l’emphytéote. Outre les difficultés financières inhérentes à cette mesure dans un contexte budgétaire contraint, il convient également de prendre en compte les potentielles résistances qu’elles pourraient susciter. En effet, l’actualisation de la loi de 1905 risque de coaliser contre elle les partisans de son application stricte et les associations cultuelles qui ne souhaitent pas être dépossédées de leurs biens. Par ailleurs, il n’est pas exclu que l’inventaire des biens provoque également des troubles à l’ordre public, comme en 1906.